LA MER EST RONDE
En
introduction du bouquin, Deniau plante le décors !
Conversation
entre deux oncles, l'un cavalier, l'autre marin :
L'oncle cavalier : « Il faut vraiment être
débile pour avoir un bateau. Seul un cheval permet de joindre le plaisant et le
raisonnable. Le mien m'a coûté, à acheter, moins qu'une petite voiture
d'occasion. Il améliore son ordinaire en tondant utilement l'herbe de ma
pelouse. Et je le monte, toute l'année durant, deux fois par semaine. Tandis
qu'un bateau... A acheter: le coût d'une maison! A entretenir: celui d'une
danseuse! Et tu t'en sers combien de temps? Un mois par an, au maximum! »
L'oncle marin : « Non. Douze mois. »
L'oncle cavalier : « Comment, douze mois?
Et les onze autres mois, qu'est-ce que tu en fais ? »
L'oncle marin : « J'en rêve. »
Il continue sa
réflexion !
Amateur, cela veut dire « qui aime », et c'est bien
de cela qu'il s'agit. J'aime la mer et j'aime être en mer. J'aime partir,
larguer l'amarre et passer les feux; j'aime naviguer, voir le vent tourner, la
brise adonner, le ciel changer, la mer se former et se déformer; j'aime le
bouillon chaud dans le thermos au pied du barreur et l'étoile qu'on prend, un
temps, pour cap la nuit entre hauban et galhauban; j'aime quitter une côte de
vue, et, après un jour, huit jours, un mois, en voir apparaître une autre,
qu'on attendait; j'aime arriver, entrer, mouiller, et quand tout est en place,
fixé, tourné, amarré, ferlé, rabanté, être à terre. Je suis un amateur.
Là je pense que vous n’allez
pas dire le contraire !
On y pense, à ce départ, depuis onze mois. Très
exactement depuis le moment où on a jeté l'ancre et tourné l'amarre pour la
dernière fois à la fin de la croisière de l'année dernière. Pour ceux qui
habitent près de la mer, voient leur bateau de leur fenêtre et peuvent bricoler
les week-ends, partir n'a pas la même magie et ne pose pas les mêmes problèmes.
Mais pour ceux, nombreux, qui ont un bateau au loin ou font une croisière une
ou deux fois par an, c'est un automne, un hiver, un printemps qui se passent
dans l'espérance du départ, à le prévoir, le combiner, le chérir. En voiture,
dans un embouteillage, on pense au gréement qu'il serait agréable de compléter
par une trinquette. En attendant l'autobus, à l'annexe qui est trop lourde, et
on se demande si, décidément, il ne faut pas passer au dinghy gonflable. En se
lavant les dents, .....
Quelques réflexions sur le
bateau en vrac :
Il y a peu d'efforts physiques violents sur un
bateau (dans la mesure où les guindeaux veulent bien fonctionner...). Mais on
en a tout le temps, plein les mains. L'écoute et la barre, la drisse et le
bras; une main pour soi, une pour le bateau; pèse, embraque, affale, choque,
borde, arrime, abat, lofe, étarque, tiens bon, ce sont les mains, toujours les
mains qui travaillent. Il ne faut que quelques jours en mer pour que, à ce
contact du bois et de la corde, elles reprennent sous le cal une vie d'êtres
libres, joyeux compagnons, francs archers qui touchent vite et bien là où il
faut, quand il faut.
Les nouveaux venus trouvent que sur un bateau on se
cogne beaucoup, et que le toucher, ce sont surtout des coups à recevoir avec
bosses et bleus. C'est vrai, si on ne sait ni se caler, ni se tenir, que tout à
bord n'est qu'angle, piège, obstacle et chahut. C'est pourquoi sans doute,
quand le corps a reconnu et trouvé sa place, équilibré les mouvements, organisé
ses propres gestes, quand il est enfin rangé comme le reste du bord et que la
tête a fait sa paix avec la bôme et le pied nu avec les taquets du pont, on est
particulièrement bien dans sa peau. L'eau, le sel, le vent, le soleil peuvent
lui apporter leurs présents.
Être seul en mer, choisir sa route, composer avec le
vent et la vague en mesurant sa toile et fixant son cap, ne serait peut-être
pas un plaisir complet s'il n'y entrait aussi un élément supplémentaire qui
flatte un sixième sens, celui de la surprise. On ne s'ennuie jamais en mer
puisqu'il n'y a pas d'horaires, seulement des jours, des nuits, des aubes, des
crépuscules, des méridiennes, qui se succèdent et reviennent si naturellement
que la durée semble immobile. En mer, il n'y a pas de « temps morts » : c'est
le temps qui est mort.
Voici quelques principes (en vrac) et conseils à
respecter sur un bateau ! ! Vous voyez ce n’est pas moi qui les ai
inventés ! ! Alors arrêtez de me traiter de fasciste ! !
Le
rangement :
Le poète a écrit : « Femme, vous rangeriez Dieu
même. ». Qu'eût-il écrit si au lieu d'être Péguy et d'avoir eu affaire à des
paysannes beauceronnes, il avait eu affaire à des marins! A bord, on passe sa
vie à ranger. Tout ce qui entre dans un bateau est théoriquement indispensable
et doit pouvoir être atteint en un clin d'oeil, de jour ou de nuit, qu'il
pleuve ou qu'il vente.
Ne pas laisser un bateau sale. Il devient vite un
bateau dangereux.
Ne pas se mettre vent debout pour ariser la
grand-voile, mais près bon plein. Comme ça, on peut s'appuyer sur la bôme. Tout
le monde le sait...
Tout le monde sait tout d'ailleurs, et il y a assez
de manuels et de cours de navigation pour que je n'aie aucun besoin d'allonger
cette liste de bons conseils. Il n'y en a qu'un qui compte : rester toujours
manoeuvrant.
Ne pas
attendre avant de réveiller le skipper !
Sud-ouest des Canaries, 21 h 30. Pascal est à la
barre. De ma couchette de navigation, je l'entends grommeler : « Ça doit être
un bateau. Il faut que je réveille le skipper. » (J'ai expliqué au départ, bien
sûr, que si on voit un feu de route toujours dans le même relèvement, c'est que
la collision est au bout... mais que, par prudence, il faut m'appeler de toute
façon dès qu'on voit un autre bateau.) « Non, ça ne peut être un autre bateau -
c'est trop brillant. Et il n'y a pas de phares ou balises dans le secteur.
Attendons. Eh, eh, mais ça vient sur nous, mais ça vient, mais qu'est-ce que
c'est, hé! Commandant... p
Les jumelles
A bord, chacun regarde la côte qui grossit. On se
prend des mains les jumelles. (S'il vous plaît, toujours la courroie autour du
cou!) Puis les passes qui se resserrent, puis le mouillage possible. C'est là
qu'on attend le skipper pour une démonstration de ses talents à la voile. En
rade foraine, pas de problème. Mais dans un post qu'on ne connaît pas, encombré
de bateaux, d'haussières, sans jamais savoir exactement combien il y a d'eau à
quai... (je signale qu'en Grèce tout pratique local répond à cette question
automatiquement : « 4 mètres p), il y a un moment d'émotion. Amener la
grand-voile en passant les feux d'entrée, tourner un peu sur foc et artimon
pour apprécier la situation; jeter son dévolu sur un mince espace entre deux
yachts qui doivent caler plus que vous, s'approcher sans se prendre dans les
mouillages, abattre le foc, mouiller, culer sur l'artimon, déborder, une
haussière à terre, déborder encore, une main sur le voisin, un pied sur
l'autre, c'est fait. Il n'y a plus qu'à ajuster les défenses, régler les
amarres, bricoler un traversier ou un rappel. Et remercier le Ciel si le vent
n'a pas brusquement manqué, forci' ou sauté.
Dans ce texte deux
choses :
- Attention aux
jumelles !
- Les manoeuvres du skipper
sont par définition toujours bien. (Donc pas de commentaires !)
Les batteries
et l’eau :
Presque tout dépend des batteries. Trop souvent on
pense à les charger, mais pas à remettre de l'eau. Se trouver sans lumière et
sans démarreur est démoralisant. Passer son temps à éteindre des lampes après
les passagers est fastidieux et irritant. Or, sur un voilier, on doit rationner
l'électricité presque autant que l'eau douce. Une bonne solution est d'avoir un
alternateur au lieu d'une dynamo, et un double circuit: l'un pour le démarrage
du moteur, l'autre pour tout le reste à bord, lumières, frigo... Il est utile
que le frigo, s'il y en a un, se débranche automatiquement quand la charge de
la batterie devient trop faible.
Le début de ce paragraphe
est exemplaire ! Alors, ne vous étonnez pas si on est obligé de faire
tourner le moteur tous les jours ! et si ce n’est pas les grandes eaux
tous les jours ! !
Les
bouts :
Bouts et hélice, c'est chien et chat. Qu'ils restent
le plus loin possible les uns de l'autre. Et que les premiers, jamais, jamais
n'aillent à l'eau. Vérifier donc périodiquement les noeuds d'arrêt en extrémité
d'écoutes.
Le
skipper :
Je me souviens de la réaction offensée du commandant
du France quand un reporter de Paris‑Match lui avait demandé de
prendre la barre pour la photographie officielle. Sur un voilier aussi, sauf
exceptions diverses (gros temps à l'arrière, nécessité de gagner quelques
degrés dans un près pour passer un cap, ou encore de temps en temps par
plaisir, ou par devoir pour relayer un équipier la barre.
La fonction fondamentale d'un skipper est de ne rien
faire. Des esprits novices peuvent s'en étonner. En fait, allongé sur sa
couchette, il pense à la responsabilité générale et permanente qui est la
sienne. Le cours de ses graves pensées se manifeste de temps à autre par des
appréciations vigoureuses lancées à l'homme de barre ou à l'équipage dans sa
totalité en ce qui concerne leurs capacités nautiques et leurs quotients
intellectuels. Ces appréciations sont souvent brèves et jamais flatteuses.
Vous avez bien compris le
message ! ! !
Tenir son
cap :
La pire méthode est de garder l'oeil fixé sur le
compas.
Non, il doit regarder la mer, entendre le vent, et
surtout regarder, entendre, sentir ses voiles. Comme ni la mer ni le vent ne
changent d'angle à chaque instant, c'est la voilure qui parle le mieux et dit
si on conserve le cap, si on le perd, si on peut l'améliorer.
La voile est l'école de l'attention, et des
attentions. Elle enseigne le soin dans le détail, la non-passivité, la capacité
de se mettre à tous moments, en quelque sorte, à la place de l'autre, l'autre
étant ou le foc, ou le spi, ou quelque autre voile encore dans son sac...
Est-ce que, si on lui lâchait deux à trois centimètres, le génois ne
travaillerait pas mieux, et tout le bateau n'en serait-il pas plus heureux?
Est-ce que si je bordais un peu l'artimon, je ne déventerais pas moins ma
grand-voile, et nous aurions alors toute la satisfaction d'aller à la vitesse
qui doit être vraiment la nôtre? Et si je remplaçais le génois par le yankee,
et si je changeais d'amure, et si je tangonnais, est-ce que le bateau ne serait
pas plus équilibré, et il y aurait donc moins de barre à donner ? Puisque la
barre est parfaite seulement quand il n'y a plus de barre...
Voilà ce qu'avec le nez, l'oeil, l'oreille, le
toucher, le goût, il faut se demander et sentir sans cesse ! Voilà le
plaisir de la voile et sa leçon!
La nuit, c'est la mer qui devient comme une nuit, et
c'est le ciel qui devient une mer immense, constellée d'archipels à la dérive.
Voici le marin qui oublie l'eau et, le nez en l'air,
navigue dans les étoiles.
La vie à
bord :
La vie à bord dépend bien sûr de la qualité des gens
qui sont à bord. Le bateau est un des meilleurs révélateurs de caractère qu'on puisse
imaginer. Il y a le râleur, et le dévoué, le boute-en-train et le
tire-au-flanc, celui qui fait croire qu'il connaît et qui est à peu près
inutile, celui qui n'a jamais été en mer et qui a tout de suite le geste exact,
celui qui s'ennuie et celui qui aime... Il y a ceux qui mettent du liant et
ceux qui sèment la pagaille. En fait, chacun prend sa place assez vite, parce
que la vie en mer sur un petit voilier est fatigante et il est difficile (à la
différence des croisières sur yacht avec équipage salarié) d'y jouer un rôle
longtemps. On dort, on mange, on prend son quart, on fait ce qu'on a à faire.
La base idéale est le groupe que peuvent former un bon skipper et un bon
équipier qui se connaissent depuis longtemps et qui ont totalement confiance l'un
en l'autre. On peut alors jouter quelques amis, et deux dames pour la
silhouette et l'agrément.
Je ne crois pas que je supporterais de vrais
« passagers », c'est‑à‑dire des gens qui se comporteraient
comme tels. Sur un bateau, chacun doit avoir quelque chose à faire (le skipper
se servant, comme chacun sait, pour les tâches nobles de la méditation
solitaire et pour l'action énergique dans les cas graves). Les passagers qui
s’ennuient, font des remarques idiotes, posent des questions oiseuses
(superstitieux comme une vieille Sicilienne qui aurait été élevée en Bretagne
Je ne tolère à mon bord aucune question sur le temps
et surtout aucun commentaire sur le vent.
On craint toujours qu'ils ne tombent à eau, même si,
comme l'a dit M. de Kersauzon d'une phrase lapidaire, « un homme qui tombe à la
mer n'a pas sa place à bord ».
Mais un passager de qualité se transforme rapidement
en membre de l'équipage.
Très piquant le commentaire
sur les dames ! !
Les termes
utilisés :
Il y a donc un bon usage du langage technique qui
est de s'arrêter au moment où il ne sert plus qu'à faire plaisir à l'auteur et
épater le bourgeois Mais il y a un usage nécessaire. Tout, sur un bateau, qu'il
s'agisse de la coque, du gréement des manoeuvres, a un nom, et c'est non
seulement utile, mais indispensable. Commander sur bateau, c'est nommer. Et
parfois il faut faire vite !
Si je dis « étarque » ou «lofe », ou « affale »,
décris en un mot clair, unique, toute une opération souvent complexe. Si je
crie « choque, « borde », « abats », chacun peut comprendre à l'instant le
geste ou les gestes à faire.
Maintenant, quand on a un peu de temps disponible,
il n'est pas mauvais d'expliquer, et il ne me paraît pas obligatoire d'assommer
le nouveau venu en l'invitant d'emblée à brêler un cartahu en bredindin. Non,
trop c'est trop. On peut lui demander simplement d'embarquer le mou du halebas
de spi ou d'aller un peu voir dans le guignol ce que la drisse de foc a pu
faire comme magouille avec l'étai de trinquette !
Noeuds
Pour occuper des passagers, on peut toujours leur
apprendre des noeuds. En fait, il n'y en a que trois de vraiment nécessaires
o clés et variantes à bases de clés (cabestan);
o noeud de chaise;
o noeud de Carrick, pour joindre deux bouts, et si
esthétique en plus...
Mal de mer :
Le premier ennemi, c'est le froid. Il faut obliger
les gens sensibles au mal de mer à se couvrir et à se coucher dans la cabine
même s'ils sont persuadés que seul le grand vent est salvateur. L’autre ennemi,
c’est le désoeuvrement. Il faut occuper les gens. Question de moral.
On
dira ce qu'on voudra, le froid-aux-pieds, c'est l'ennemi du genre humain. Un
marin qui ne pense pas à avoir toujours avec lui, même sous les. Tropiques, une
paire de chaussettes chaudes, n'est simplement pas digne de ce nom...
Je rajouterai la règle des 3
F : Faim, Fatigue et Froid !
La femme à
bord :
Une femme à bord doit tout simplement être parfaite.
On peut tolérer d'un équipier ou passager masculin qu'il soit, dans une
certaine mesure, vantard, paresseux et maladroit, qu'il ait une fâcheuse
tendance à ronfler la nuit et manger le jour plus que sa part de gâteau au
chocolat, voire qu'il chante faux et ait un bouton sur le menton; mais une
femme, elle, doit être aussi discrète que présente, aussi naturelle
qu'efficace, aussi... En un mot, parfaite.
Une femme à bord qui aime la mer modérément, ou
simplement la supporte de bon coeur est une bénédiction. Le seul cas où j'ai
vraiment voulu, le temps d'un instant, jeter à l'eau, gifler, battre, pendre
par les pieds, étrangler, pincer, écrabouiller, fesser, étriper, et j'en passe,
une personne du sexe (comme écrivaient autrefois les bons auteurs), c'est le
jour où une ravissante embarquée a déclaré en posant le pied à bord: «
J'aimerais tellement qu'il y ait une tempête. »
On l'a eue, la tempête. Et puis, quoi, on s'en est
sorti, non?
C’est marrant comment Deniau
pouvait savoir que Vince et Gat venait avec nous ! !